L’enquête de sociologie électorale réalisée à Roubaix au premier et au second tour des élections présidentielles de 2022
Le vendredi 9 décembre 2022 a eu lieu à l’Université de Lille une journée d’études (une longue après-midi à vrai dire) consacrée pour bonne partie à des retours d’enquêtes menées lors des dernières élections présidentielles.
L’une de ces enquêtes -présentée comme d’une rare ampleur- avait été réalisée à Roubaix lors des 2 tours. Elle avait déjà fait l’objet d’une publication sur internet au début de l’été (https://metropolitiques.eu/Presidentielle-2022-a-Roubaix-les-determinants-sociaux-du-vote-populaire-ont.html) mais c’était l’occasion d’entendre celles et ceux qui l’avaient menée en parler plus en détails.
La présentation a été faite par Tristan Haute en présence de Marie Neihouser et nous reproduisons ici (en commentaire sous chaque tableau) les notes rédigées en l’écoutant accompagnées des photos prises du strapontin.
C’est un travail remarquable qui a fait appel à de nombreuses et nombreux bénévoles et dont la reproduction devrait être encouragée, à Roubaix comme dans d’autres villes. Son analyse permet de battre en brèche certaines idées reçues sur la ville de Roubaix (et accessoirement sur le vote Mélenchon) et ouvre aussi la voie à des questionnements auxquels des études plus fines pourraient éventuellement répondre si des moyens étaient accordés pour ce.
Tableau 1 : 2234 questionnaires au premier tour, 1187 au second, un taux de non-réponse très faible et des résultats des votes déclarés à la sortie des urnes très proches des résultats définitifs. Seront souvent considérés les 3 principaux candidats (Mélenchon, Macron, Le Pen) puisque les effectifs pour les autres candidats à Roubaix sont particulièrement faibles.
Tableau 2 : Si on s’intéresse aux logiques politiques des votes, on constate d’abord une relative stabilité des trajectoires électorales entre le scrutin de 2022 et le précédent scrutin présidentiel de 2017, ce qui confirme un peu la logique de consolidation avec par exemple Jean-Luc Mélenchon qui conserve 87% des électeurs de 2017. C’est un peu moins pour Marine Le Pen avec 79%. Il y a donc quand même des mouvements électoraux. Jean-Luc Mélenchon notamment va parvenir par exemple à attirer la majorité des électeurs qui s’étaient portés sur Benoît Hamon en 2017 (qui avait fait 5%) avec un peu moins de 60% de report. Il va parvenir à attirer les abstentionnistes avec une quantité non-négligeable de gens qui déclarent s’être abstenus en 2017 et qui se sont remobilisés. Il parvient également à attirer 70% des non-inscrits ! Il attire enfin une partie des électeurs d’Emmanuel Macron (36% des électeurs d’Emmanuel Macron en 2017) disent avoir voté Jean-Luc Mélenchon au premier tour en 2022. C’est plus important qu’au niveau national. L’hypothèse des sociologues est que Roubaix, à la fois ancien bastion socialiste et terre d’immigration, est un territoire où les électeurs d’Emmanuel Macron en 2017 étaient beaucoup plus que dans d’autres territoires d’anciens électeurs socialistes et des électeurs qui avaient une expérience migratoire direct ou indirecte. Même ayant voté Emmanuel Macron en 2017, ce sont peut-être ces électeurs qui furent les plus prédisposés, étant donné les dynamiques de campagne en 2022, à s’être tournés vers d’autres candidats à gauche notamment Jean-Luc Mélenchon.
Tableau 3 : Même s’il existe des mouvements, le choix électoral n’en reste pas moins associé aux positionnements politiques des électeurs. Dans ce territoire populaire, on voit que 63% des électeurs de Mélenchon se positionnent à gauche et plus à gauche que très à gauche. D’un autre côté chez Emmanuel Macron c’est moins surprenant mais on a 43% qui se positionnent au centre et très peu qui se positionnent très à gauche ou très à droite. Par contre il y a quand même 24% de positionné à droite ou 15% qui se positionnent à gauche ce qui n’est dans les 2 cas pas négligeable. Pour les électeurs de Marine Le Pen, c’est un résultat qui est visible dans d’autres enquêtes et dans d’autres territoires : on a des électeurs qui au premier tour ou au 2nd tour se positionnent soit à droite ou très à droite soit ne se positionnent pas du tout. On voit même que le tropisme « à droite » est plus fort au 2nd tour qu’au premier tour et que le moindre positionnement d’ailleurs est plus faible au 2nd, ce qui montre aussi que les transferts de vote de la gauche vers le Rassemblement national en l’occurrence ici de Jean-Luc Mélenchon vers Marine Le Pen sont extrêmement faibles entre les 2 tours de l’élection présidentielle. Ce qui bat en brèche la thèse de l’existence d’un gaucho lepénisme d’un Pascal Perri.
Tableau 4 : Si on prend en compte les scrutins locaux, on voit qu’il y a quand même des trajectoires électorales qui sont plus éclatées. Il faut donc aussi se dire que tout le monde ne vote pas de manière cohérente, notamment quand on compare le vote du scrutin présidentiel avec celui des municipales. Le 2e tour des municipales est une offre qui est relativement restreinte. C’est un scrutin local à l’échelle de la ville : peut-être que les élus sont plus identifiés par exemple que les élus départementaux où régionaux qui ont eu lieu depuis. On constate que 50% des électeurs d’Emmanuel Macron en 2022 ont déclaré avoir voté au 2nd tour pour la liste de Guillaume Delbar, le maire sortant. En 2020, à l’inverse, on a seulement 15% des électeurs de Jean-Luc Mélenchon qui déclarent avoir voté pour la liste d’opposition divers gauche et 18% disent avoir voté pour la liste de Guillaume Delbar, plus nombreux encore, ce qui montre une forme de déconnexion sans doute entre les scrutins locaux et les scrutins nationaux et ce qui montre aussi peut-être des problèmes de « mémoire du vote » et des problèmes d’identification à la fois des étiquettes partisanes et des étiquettes politiques des candidats municipales (et même sans doute des candidats eux-mêmes aux municipales rires).
Ce sont des résultats à prendre avec précaution mais du moins on peut retenir qu’il n’y a pas forcément de choix cohérent en tout cas et ce qui pose la question aussi de « mémoire du vote » au-delà d’une présidentielle.
Tableau 5 : Il y avait une question sur le moment du choix électoral. Les électeurs de Jean-Luc Mélenchon et de Marine Le Pen sont plus nombreux à se décider à voter pour eux durant les 2 mois de campagne que les électeurs d’Emmanuel Macron. (53% des électeurs d’Emmanuel Macron avaient fait leur choix avant contre 42,7% et 40,6%). Il faut souligner que près de 3 électeurs de Marine Le Pen sur 10 aurait fait son choix le jour même du vote !
Tableau 6 : Sur les reports de vote entre les 2 tours, on retiendra que les électeurs de Jean-Luc Mélenchon qui se sont déplacés au 2nd tour l’ont fait pour voter très massivement Emmanuel Macron. L’abstention a progressé entre les 2 tours en particulier à Roubaix dans une logique déjà observée en 2017.
S’il y a volatilité des votes, elle existe notamment entre les scrutins de différents types ou de proche en proche, c’est à dire d’un candidat vers un candidat qui est sans doute le moins éloigné dans l’espace politique, celui de Hamon vers Mélenchon, de Macron vers Mélenchon d’ailleurs et ce n’est pas n’importe quels électeurs de Macron qui sont passés vers un vote Jean Luc Mélenchon en 2022.
Tableau 7 : Les logiques sociales permettent d’éclairer aussi ces logiques politiques. En essayant de regarder la distribution en fonction d’un certain nombre de critères, celui du sexe n’a pas été retenu dans la mesure où il y a très peu de différence : elles sont extrêmement faibles et l’idée d’un « radical right gender gap » (d’un vote moins important des femmes pour la droite radicale et l’extrême droite) ne peut plus s’appliquer pour le Rassemblement national (mais s’applique encore pour Zemmour)
Le vote Mélenchon (beaucoup plus d’ailleurs que ce qu’on observe au plan national) décroit nettement avec l’âge : 71% des 18-24 ans qui disent avoir voté Jean-Luc Mélenchon alors qu’on tombe à 18% parmi les 65 ans et plus (il y a un décrochage particulièrement important dans cette dernière catégorie des 65 ans). A l’inverse, le vote pour Emmanuel Macron augmente avec l’âge : on passe de 9% pour les 18-25 à 39% pour les 65 et plus de manière linéaire.
La question est de savoir si c’est un effet d’âge ou un effet de génération : est-ce que les jeunes vont, en devenant vieux, devenir soit plus de droite soit plus modérés (peu importe comment on l’entend), soit on a un effet de génération c’est à dire que la génération à laquelle ils appartiennent porte des valeurs différentes. Des analyses au niveau national (celle de Vincent Tiberj par exemple) tendraient plutôt à privilégier une approche en termes de génération mais cela reste à démontrer d’où l’idée aussi de répéter ce type d’enquête dans un même territoire à plusieurs échéances.
Tableau 8 : Si on regarde le niveau de diplôme (un sujet classique de la sociologie électorale) on revient finalement avec une spécificité des diplômés du supérieur long qui votent davantage pour Emmanuel Macron et significativement moins pour Marine Le Pen et JLM et une spécificité des personnes n’ayant pas un niveau équivalent baccalauréat qui votent davantage pour Marine Le Pen et significativement moins pour Emmanuel Macron. Le vote Mélenchon est un peu plus inter-classiste en termes de niveau de diplôme.
Tableaux 9a, 9b, 9c : Si on regarde la situation vis-à-vis de l’emploi, on trouve des différences moins significatives. Ce que les modèles statistiques montrent : le vote Mélenchon parmi les étudiants et les salariés précaires est-il lié à leur génération d’appartenance, à leur âge OU à l’expérience qu’ils font par exemple du chômage et de la précarité (les chômeurs étant en moyenne plus jeunes). A l’inverse on voit que les salariés du privé, les indépendants ou les retraités ont privilégié Emmanuel Macron au premier tour et les retraités et les salariés stables du privé Marine Le Pen.
Au 2nd tour on retrouve un schéma plus « classique », c’est à dire plus conforme aux résultats nationaux dans la mesure où Marine Le Pen obtient ses meilleurs résultats non pas dans les catégories les plus stabilisées du salariat ou parmi les retraités mais parmi les chômeurs, les salariés précaires et de la même manière, des électeurs qui se rendent aux urnes et qui déclarent être dans une situation financière difficile ou qui déclarent ne pas arriver à s’en sortir financièrement. Et ce bien que majoritairement ces catégories ont voté Macron.
Tableau 10 : Ce qui est aussi structurant dans la sociologie électorale ce n’est pas seulement le revenu mais aussi le patrimoine. Les personnes qui sont propriétaires de leur logement votent significativement moins pour JLM et au 2nd tour pour Marine Le Pen et davantage pour Macron.
On peut retenir ici 2 grands résultats : Dans le territoire populaire qu’est Roubaix, il n’y a pas de classes populaires droitisées (le RN a reculé entre les présidentielles de 2017 et 2022 au 1er tour). Ces personnes de classe populaire à Roubaix votent majoritairement pour Jean-Luc Mélenchon et au 2nd tour majoritairement pour Emmanuel Macron même si c’est dans une moindre ampleur que les catégories les plus favorisées de l’électorat roubaisien. On a profilé l’électorat de Jean-Luc Mélenchon qui est assez interclassiste
2e résultat qui est intéressant est que le RN semble avoir un électorat plus « populaire » au 2nd tour qu’au 1er tour comme si au 1er tour finalement, dans ce territoire populaire, cette catégorie serait constituée de ce que des sociologues ont appelé les « petits moyens » (notamment des propriétaires, des personnes qui ne sont pas nécessairement dans une situation financière difficile et « boucle juste leur budget » ou qui sont aussi davantage des retraités ou des salariés stables).
Ce caractère plus populaire des électeurs de Marine Le Pen au second tour n’est pas lié à un report de voix massif d’électeurs de Jean-Luc Mélenchon du premier tour : il y a quelque chose à creuser sur « comment le vote en faveur du Rassemblement national se transforme entre les 2 tours ».
3 hypothèses permettent de différencier les électeurs de de Marine Le Pen des électeurs de Jean-Luc Mélenchon :
Première piste, c’est la trajectoire migratoire. On avait une question sur le lieu de naissance (qui est une question insatisfaisante avec un nombre de modalités évidemment insuffisant dû à la contrainte de la taille du questionnaire) et une formulation sur le lieu de naissance qui exclut de l’analyse la différenciation entre personnes qui sont descendante immigrées et personnes qui ne le sont pas. Quand on regarde les réponses à cette question c’est que les personnes nées à Roubaix votent significativement plus pour MLP et les personnes nées à l’étranger davantage pour Jean-Luc Mélenchon.
2e élément de différenciation : la même question sur la religion. Est-ce que la religion est un facteur de différenciation des comportements en soi ou est-ce que la religion est ici le signe des expériences migratoires directes ou indirectes ou l’expérience des discriminations. Il y a des analyses qui ont été menées au niveau national pour savoir si le sur-positionnement à gauche s’explique par le fait de se déclarer de religion musulmane ou par le fait d’avoir subi des discriminations liées à son origine ou le fait d’avoir une expérience migratoire notamment à partir d’une grande enquête qui s’appelle TEO (trajectoires et origines, INED) qui possède une méthodologie plus robuste : ce sont les expériences des discriminations qui joueraient ce rôle plutôt que l’appartenance religieuse en soi.
Par contre, on voit clairement ici que les personnes qui se déclarent catholiques et les personnes qui se déclarent musulmanes (qui sont en proportion assez équivalente dans l’enquête au premier tour, au 2nd tour les personnes qui se déclarent musulmanes sont moins présentes) ont des comportements électoraux très différents.
Celles qui vont se déclarer catholiques vont voter davantage pour Emmanuel Macron entre 36 et 41% au premier tour et davantage aussi pour Marine Le Pen alors que les secondes vont massivement voter Mélenchon au premier tour à 85% et plus encore massivement encore voter Emmanuel Macron à 87%.
Le dernier facteur de différenciation est une hypothèse qui a été proposée par Stéphane Beaud et Michel Pialoux dans leur ouvrage sur les usines Peugeot : la question de l’anomie sociale et du vote pour le Rassemblement national. Est-ce qu’il y a un lien entre ces 2 éléments. On a retenu 2 indicateurs d’une potentielle anomie sociale sans doute imparfaits mais qui ont leur intérêt : l’absence de discussion politique durant la campagne, « je n’ai discuté d’élections avec personne ni avec mon conjoint, ni avec mes enfants, mes parents, ni avec mes collègues, ni avec mes amis et cetera » et un second indicateur qui est plus présent, plus répandu, c’est l’absence d’engagement associatif
Qu’est-ce qu’on voit quand on analyse les données d’enquête ?
Quel que soit le tour de scrutin, l’absence de discussion politique va de pair avec un vote pour Le Pen plus important.
A l’inverse, les votants qui sont engagés dans des associations (quel que soit le type d’association) vote significativement moins pour Marine Le Pen.
Dernier élément qui est une hypothèse corollaire à cette relation entre vote Le Pen et anomie sociale, c’est la question du vote d’extrême-droite comme la traduction d’un rapport conflictuel au voisinage. Une question donc sur la satisfaction vis-à-vis du voisinage. Ce qu’on voit c’est qu’au premier tour, sur cette question il y a très peu de différence.
Le rapport par contre au 2nd tour est de 14 points entre les personnes qui sont satisfaites de leur voisinage et qui votent Macron et les personnes qui ne sont pas satisfaites et qui votent Marine Le Pen.